Merci [Ming]

Anton, comme à son habitude, parcourait les rues, à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Ses maigres économies lui avait permis d'acheter des vêtements neufs et de les faire laver régulièrement, ce qui marquait un nouveau progrès vers l'hygiène que sa triste condition de SDF rendait difficile d'accès, en revanche il avait toujours des problèmes pour se procurer de la nourriture. Quoi qu'il est vrai que pour un vagabond, il n'avait pas vraiment à se plaindre. Il était relativement propre sur lui et ses vêtements et il arrivait à se nourrir un peu chaque jour, ce qui était exceptionnel pour une personne comme lui. De plus, son apparence étant tout de même assez différente de l'idée que l'on se fait de celle d'un mendiant, il pouvait entrer dans les magasins et diverses échoppes sans éveiller de soupçons afin de voler.

A côté de ses petits rapts, des combats pour l'argent et de ses vagabondages, Éole essayait de trouver de petits travaux (sans succès) et travaillait sur des tours de magie qui combinées à sa maîtrise du vent pourraient lui rapporter un peu d'argent. Il en avait assez de cette vie d'errance et était prêt à faire étalages de ses dons pour ça, chose à laquelle il ne se serait jamais risqué il y a encore peu de temps. Devenir dealeur ou proxénète ne l'aurait pas dérangé, la preuve, c'était en espérant être engagé par une tête du crime qu'il s'était inscrit au Walhala, mais il avait compris qu'un pauvre vagabond, même doté de toutes les vertus et envers du monde ne serait jamais pris dans un monde pareil. S'il ne pouvait pas gagner sa vie de cette manière, il n'avait plus qu'à essayer autrement. Le jeune maître de l'air se souvenait que son père disait toujours qu'un dollars gagné honnêtement valait un millions obtenu illégalement. Longtemps, jusqu'à sa fugue en fait, il avait toujours pensé que son humain de père avait raison et n'avait cessé de travailler toujours plus malgré l'antipathie de ses camarades ainsi que de ses professeurs qui voyaient en lui un délinquant doublé d'un sadique alors qu'il avait toujours eu de très bons résultats. Maintenant, lorsqu'il regardait en arrière, il se trouvait bien naïf d'y avoir cru. Il aurait du comprendre que ceci n'avait de sens que pour humains. La plupart des mutants vivaient dans la clandestinité la plus totale ou n'avait pas d'emploi fixe et vivaient de petits boulots. Beaucoup survivaient même dans des égouts sombres et moisis, regroupés en bandes. Rares étaient les mutants vivant correctement et plus encore ceux étant à la tête de grandes entreprises ou possédaient des suites d'hôtels. Le professeur ailé de l'Institut faisait partie d'une toute petite minorité avec son empire financier.

Un gargouillement bruyant et douloureux vint arracher le jeune homme de ses pensées, cri de souffrance de son système digestif. Il n'avait rien avalé depuis près de deux jours. Il n'avait pas connu de jeûne aussi long depuis près de deux mois et additionné au peu de nourriture qu'il avait ingéré la dernière fois, il se trouvait dans un état d'épuisement et d’hypoglycémie avancé. Heureusement que son prochain combat n'était que deux jours plus tard. D'ici là, il aurait le temps de trouver de quoi se sustenter. De toute façon, il n'avait pas le choix, sinon, il se ferait massacrer et il savait que certains autres free-fighteurs étaient capables d'arriver à des extrémités effarantes par goût du sang. Dans un état pareil, même ses pouvoirs ne pourraient le sauver.

Une main crispée sur son ventre, la démarche trébuchante, il s'avança vers une épicerie qu'il n'avait jamais visité. Prenant soin de tourner le dos à l'épicier qui était en train de prendre les courses d'une petite femme rondelette mal-habillée, il enfouit dans divers endroits tels que le dessous de son T-Shirt, son caleçon et ses chaussettes de petits paquets de biscuits. Puis il prit une bouteille d'eau minérale et un paquet de céréales bons marchés et les présenta au vendeur. Ce dernier feignit un instant de ne rien avoir vu et lui rendit la monnaie sur les cinq dollars que le clochard lui avait tendu. Il sortait quand il entendit l'homme à l'air débonnaire actionner une sonnette qui fit venir deux hommes de haute stature. Anton n'eut même pas besoin de comprendre ce que leur disait l'épicier pour deviner ce qui allait arriver. Il se força à ne commencer à courir qu'une fois sorti de la boutique et il eut bien raison. C'eut été un aveux de son vol. Les balèzes le suivirent pourtant. Prenant son mal en patience, il accéléra le pas, essayant de les mener vers ces petites ruelles qu'il connaissait si bien et où il lui serait aisé de leur faire perdre sa trace. Mais, sans doute s'impatientant, ils se mirent à courir, le forçant à courir lui aussi tout en faisant pleuvoir sur lui des injures en tout genre. Très vite, le pauvre affamé tomba et à peine était-il debout que les deux mastodontes étaient sur lui. Avant qu'il n'ai eu le temps de faire quoi que ce soit, ils le rouèrent de coups, le mettant très vite au tapis et récupérèrent le gros des produits volés après l'avoir rapidement fouillé. Exténué, affamé, battu, Anton sombra dans un néant douloureux au goût du sang qui coulait de son nez dans sa bouche.

Il paraît que quand on s'évanouit, on ne souffre pas. On part dans un monde où le temps n'est plus rien et l'espace très grand. Dans un monde où l'on ne peut pas avoir mal, un peu comme quand on dort très profondément. Mais alors, comment se faisait-il que chaque centimètre carré de son corps le faisait autant souffrir. C'était comme s'il s'était fait piétiner par un taureau. A sa douleur trois sommets ; son nez, ses côtes et son estomac. Plus les secondes passaient, et plus il avait mal. Enfin, il en avait du moins l'impression. Dans l'état d'inconscience dans lequel il était, il ne pouvait pas être certain d'avoir une bonne notion du temps. Peu à peu, une étrange sensation de chaleur se répandait en lui, surtout au niveau de ses blessures. C'était un peu comme quand on passe du froid à la chaleur bienfaisante du foyer. Mais il n'était pas dans une maison. Il était sur le sol dur et crasseux d'une ruelle. Non, cette chaleur venait sans doute de son propre sang qui s'écoulait dans les parties les plus mutilées de son corps. La preuve, la douleur était de plus en plus vive.
Une image incroyable passa dans sa tête. Une image fantastique même. Une jeune et belle asiatique était penchée sur lui, une main reliée à son torse aux côtes saillantes par un mince filament doré. C'était complètement surréaliste. Personne ne se souciait d'un pauvre vagabond comme lui, surtout après qu'il ait été massacré par ses deux brutes.

Bientôt, ses vision fantaisiste pris en netteté et ses douleurs les plus aigus s'amenuisaient rapidement. Oui, ce ne pouvait être que ça, Anton était en plein rêve. Combien de chances y avait-il pour qu'une personne douée de régénération sur autrui se trouvait dans les parages à ce moment précis ? Sans doute aucune, d'autant plus qu'on était assez loin de Mutant Town. Non, ce ne pouvait être la réalité. Néanmoins, malgré son corps encore endoloris par divers bleus et plaies insignifiantes, le jeune maître de l'air trouvait ce songe plutôt agréable, plus que la réalité qui le tuait chaque jour un peu plus. Cette vie qui, cruelle, l'assassinait à petit feu depuis sa mutation en le conduisant vers l'obscurité des idées et de l'engagement du monde. Comme si c'était la réalité, une réalité embellie, il entendit la femme déclarer de sa voix exotique après avoir replacé à côté du jeune homme la nourriture volée :

"C'est à vous. La prochaine fois prenez garde aux ours si vous ne savez pas courir comme le lièvre."

Ces mots, loin de le ramener à la réalité l'enfoncèrent plus encore dans sa rêverie. Les gens qui parlent comme s'ils étaient en train d'écrire une fable n'existaient que dans les asiles et il était sûr et certain de ne pas y être. Elle se releva en époussetant ses vêtements, une expression neutre mais épuisée sur le visage. On eût dit qu'elle était prise d'une lassitude extraordinaire. Sereine et cernée, sa voix prononça :

"Vous avez de la chance que j'ai des bases en médecine. Si vous le voulez bien je peux achever mon travail chez moi... enfin si vous avez confiance. Dans tous les cas je vous conseille néanmoins de quitter ces lieux car vos agresseurs ne risquent pas d'apprécier la blague."

Enflammé, confiant, il se relevait immédiatement bien que difficilement et douloureusement. Mais il rêvait, et comme dans tout rêve, le mal était loin, comme enfoui sous des brumes épaisses et impénétrables. Dans ce qu'il prit pour un sourire, il répondit :

- Je te suis. Je te suivrai partout où tu le voudras bien.

Il resta interloqué un moment, surpris de ne pas s'être entendu. Mais après tout, il était dans un rêve. Ce n'était pas la réalité. Peut-être était-ce normal qu'il entende la jeune femme et pas lui...

Parfois, on est en train de rêver, puis sans prévenir, le décor disparaît dans une spirale, le sol se dérobe sous nos pieds pour nous faire atterrir dans un milieu complètement différent. C'est parfois aussi pour sombrer dans un oubli trop épais et langoureux pour qu'on s'en rende compte et enfin se réveiller. Mais on ne se réveille jamais dans un rêve. On sait toujours quelque part qu'on est en plein songe nocturne. On le sent par le biais des émotions très fortes que l'on y ressent.

La jeune femme le regardait avec inquiétude tandis que peu à peu la rue perdait sa beauté de rêve. Ses sourcils se fronçaient en un délicat plis. Peu à peu, la vraie, la sèche et sainte douleur le reprenait, l'éveillait. Il sentait douloureusement son sang battre dans ses veines. Si bien que sa vision se teintait parfois de rouge, comme s'il fermait les yeux face aux feux du soleil.

Il ne voyait plus sa bienfaitrice qu'à travers un rideau flou. Cette dernière de sa voix qui lui vrillait le crâne malgré sa douceur angevine. Elle ne s'en rendait certainement pas compte, mais en le soutenant ainsi, elle lui faisait assez mal. Pourtant, pris de vertiges, il se reposait sur elle, comme à une accroche au monde physique qu'il sentait se dérober sous ses pieds à nouveau. De seconde en seconde, il devenait de plus en pâle. Les soins avaient été corrects, mais l'épuisement et les coups reçus commençaient à avoir de nouveau raison de lui. Il avait perdu jusqu'à son ultime parcelle d'énergie. Il commençait d'ailleurs à se demander s'il se réveillerait s'il s'évanouissait encore une fois. Peut-être se noierait-il dans sa bile ou peut-être expirerait-il simplement dans son sommeil, comme ça. Non, ça ne pouvait pas finir comme ça. Après avoir triomphé de plusieurs dizaines d'adversaires dont au moins la moitié y avaient laissé la vie, il ne pouvait s'éteindre, abattu par deux minables d'humains. Finir ainsi n'était pas digne de lui qui se battait pour survivre depuis si longtemps. Il fallait qu'il s'en sorte. Et puis, il se vengerait, écraserait l'épicier avare et les deux bourrins de sa puissance, leur ferait comprendre qu'on ne se dresse pas devant un mutant de la sorte, qu'ils lui devaient le respect ou tout du moins la crainte. Dans un râle rauque, il lâcha :

-Vite...

C'était une façon de lui faire comprendre qu'ils avaient intérêt à se presser si elle voulait l'embarquer ou que ça soit.

La jeune femme, soutenant Anton du mieux qu'elle pouvait sans le faire souffrir, l'amenait dans un immeuble miteux, un de ceux qui avaient vus grandir le jeune homme. Dès qu'ils y furent entrés, l'odeur asphyxiante et répugnante de la moisissure et de la misère emplit ses narines, ravivant les pires souvenirs de son enfance. Il se souvenait de cette brute qui l'avait racketté dans ce couloir et de cette bande de petits caïds qui l'avaient brutalisé dans ce rez-de-chaussée. Il se souvenait du sang gouttant de son nez tâcher ses vêtements et le carrelage constellé de tâches de rouilles, de vomissure, chewing-gum et autres saletés de tout genre. Silencieux, sans laisser paraître la moindre émotion, il aida sa courageuse chevalière à le faire gravir les escaliers autant que possible. Pas la peine d'extérioriser, ce ghetto de la pauvreté n'avait pas été le théâtre de sa souffrance infantile, c'était plus loin. De plus, les rôles étaient largement inversés et ces événements étaient loin derrière lui. Peu à peu, il sentait une brume s'épaissir autour de son cerveau et sa vue se brouillait par instant. Le temps se faisait de plus en plus pressant. Il fallait agir rapidement. Il espérait qu'elle ne vivait pas tout en haut de l'immeuble décrépi... Le mutant devait faire de plus en plus d'efforts pour ne pas s'effondrer. Il s'accrochait à la conscience de toutes les forces qui lui restaient, ne sachant pas ce qu'il adviendrait de lui s'il sombrait dans le néant. Il n'était même pas sûr que sa sauveuse parviendrait à le porter jusque chez elle.

Enfin, elle conduisit vers la porte d'entrée -couverte de graffitis et tags en tout genre- d'un petit appartement. Éole fit si peu attention à son aménagement que si on lui avait demandé de décrire le studio, il aurait à peine été capable de dire qu'il y avait un lit bien qu'il entendit distinctement le grincement de la carcasse métallique où il se laissa presque retomber, guidé par la jolie asiatique. Dès lors, sa vue s'obscurcit par à coups, ne lui laissant voir qu'un plafond qui avait du être blanc avant que la moisissure ne le tâche définitivement. Il sentait qu'elle s'installait près de lui sans doute sur une chaise, après peut-être quelques minutes d'absence. Il perdait la notion du temps. Bientôt, il sentit ses doigts gantés le débarrasser de ses habits. Sans vraiment savoir pourquoi elle faisait ça, il faisait l'effort de se soulever pour l'y aider. Il avait un peu l'impression d'être ausculté par une infirmière à cause des gants de la jeune femme. Pourtant il sentait les ressorts du sommier s'enfoncer dans son dos amaigris. Elle le massait là où les contusions étaient les plus importantes. Se faisant, elle lui faisait un bien si fou qu'il faillit s'abandonner au sommeil à plusieurs reprises, se concentrant vainement sur une tâche écarlate ancrée sur le plafond.

Au bout d'un moment dont le jeune maître de l'air aurait été incapable de donner une durée, elle arrêta les soins et le recouvrit d'une épaisse couette. Anton la trouva si lourde qu'il avait l'impression d'être cloué au matelas. La douleur apaisée, réchauffé par le chauffage de l'habitation mais toujours affaibli, il glissait peu à peu dans le sommeil malgré la faim. Il entendit alors :

"Vous vous sentez mieux ? Désirez-vous manger ou boire ?"

Du bout des lèvres, d'une voix à peine audible, les yeux dans le vague, il murmura :

-Manger. Je suis affamé...