Buenos Aires, quelques semaines avant l’arrivée d’Ampère à la Confrérie…
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Ce n’était pas une voiture…Non, on ne pouvait plus appeler cette chose comme ça. Ce n’était qu’un simple tas de ferraille, un amas bon pour la quincaillerie. Louise Saavedra soupira, lorgnant ce qui avait été dans une autre vie une magnifique Corvette roulant à plein gaz dans une compétition contre une Jaguar qui avait eu plus de chance. Un bolide qui avait fini sa course dans un mur…Le conducteur, une tête brûlée peu compétente, avait néanmoins réussi par on ne sait quel miracle à s’en extirper en un seul morceau. Certes avec plusieurs os fracturés et une bonne dizaine de contusions qui l’avaient cloué sur un lit d’hôpital, mais vivant. En voilà un qui devait regretter d’avoir appuyé sur l’accélérateur…Ou au contraire remercier sa bonne étoile de lui avoir sauvé la vie.
Les courses poursuites illégales étaient de mise dans les environs de Buenos Aires. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait un tel désastre. D’autant plus qu’ici, la plupart des gens avait un certain dédain pour les limitations de sécurité et évidement, à force de tenter le diable, certains finissaient par y laisser un peu plus que leur permis de conduire…
Une dernière vérification restait inutile. L’avant était totalement comprimé. Il n’y avait même pas de quoi récupérer des pièces utiles…Le moteur faisait peine à voir, le système d’injection était de l’histoire ancienne, la batterie était retournée avec ses ancêtres…Le choc s’était lui-même chargé du recyclage…Certains débris n’étaient même plus identifiables.
Le reste de la voiture était également affligeant mais pas vraiment à cause de leur état. Un dessin stylisé d’un tigre qui s’étalait le long de la carrosserie bleue turquoise, des sièges capitonnés aux couleurs criardes, des pneus venus d’une autre planète, 600 watts de pur son dans le coffre qui devaient pulser au rythme du puissant moteur et des amplis qui devaient transformer le véhicule en une véritable discothèque sur roues…Ces gamins aimaient le tuning mais après c’était seulement une question de goût…
Il n’y avait plus rien à faire. La mécanicienne attrapa la fiche de la voiture et griffonna rapidement quelques indications à l’intention de son chef et de la police. Elle ne tenait pas à devoir tout leur expliquer de vive voix. Les flics étaient apparus quelques heures plus tôt, excédés de devoir se coltiner le sale boulot. Surveiller les petits délinquants et s’occuper des cadavres métalliques, ça ne leur plaisait pas vraiment. Et Louise n’avait plus envie de devoir supporter leur mauvaise humeur.
Ce n’était pas la seule raison…Dans leur course contre les mutants, les autorités les traquaient sans relâche. Pas pour les arrêter, juste pour les avoir à l’œil. Les répertorier en quelque sorte, savoir qui ils étaient et ce qu’ils étaient capables de faire. Apparemment ça se faisait dans d’autres pays…Par exemple aux Etats-Unis, où cela soulevait une sacrée polémique…Alors si les Ricains le faisaient, l’Argentine se devait de ne pas être moins…
Heureusement, Louise avait échappé au fichage. De toute façon, elle avait travaillé pendant longtemps au noir, n’apparaissant dans aucun registre du pays. Sa situation s’était régularisée seulement quatre ans auparavant quand elle avait été prise en charge par l’association qui l’avait aidée et fait reprendre les cours.
Ah oui, l’association…Encore un de ses curieux hasards de la vie. Le président de ce groupe qui l’avait recommandé s’était révélé être un anti-mutant en puissance mais Louise s’était bien cachée de lui dire la vérité. Cerise sur le gâteau, l’un de ses enseignants était également porteur du gène X…Le professeur d’informatique, un certain Pablo, s’était révélé capable de se fondre dans son environnement et de disparaître de la vue de tous…C’était d’ailleurs pour ça qu’on l’appelait Caméléon…En plein milieu de la première année, la jeune fille l’avait surpris alors qu’elle s’était revenue chercher un livre oublié dans la salle de classe…Et là, elle était restée en extase devant ce type qui s’amusait à se fondre avec le tableau de la classe…Jusqu’à ce qu’il remarque sa présence, chose que le mutant n’avait pas trop apprécié.
Ils étaient finalement devenus amis quand il avait su qui elle était. Un nouveau grand frère pour elle, d’une certaine façon. Pablo l’avait pris sous sa protection, l’avait conseillée sur la manière la plus judicieuse de dissimuler ses pouvoirs et lui avait même enseigné en secret les bases du piratage…Et il lui avait fait rencontrer d’autres mutants. Des êtres dont elle ne soupçonnait même pas l’existence, dissimulés parmi les autres, C’était d’eux qu’était venu son surnom, Ampère. C’était comme ça que les autres la surnommaient. Ils étaient devenus sa famille et entre eux, la jeune fille n’avait plus eu l’impression d’être seulement une erreur génétique…
Elle entendit soudain derrière elle des pas précipités qui la sortirent de sa rêverie et se retourna pour apercevoir son patron qui arrivait, essoufflé et couvert de sueur. Visiblement chauffé à bloc.
« Y’a une cliente pour toi, bouge toi. » lui lança-t-il avec sa subtilité habituelle.
Louise haussa les épaules. Son patron n’était pas bien méchant…Juste un peu…stupide. Elle s’éloigna sans lui accorder un regard et en trainant les pieds, s’arrachant un qualificatif peu flatteur de la part de l’homme. Cela la fit seulement sourire et elle disparut dans la boutique.
Une femme s’y trouvait. La trentaine environ, toute en longueur et en pâleur. Une silhouette fine avec des longues jambes interminables. De longs cheveux blonds qui lui tombaient en une cascade irréprochable sur les épaules, un visage fin, un maquillage savamment dosé et des yeux cachés par d’immenses lunettes de soleil qui n’auraient pas dépareillé dans une réception de la jet-set. Des vêtements de haute couture - même pour Louise qui n’y connaissait rien, c’était évident -, et des chaussures élégantes aux talons aiguilles exagérément longs, à vous filer le tournis.
Bref, il était manifeste que la dame était totalement perdue. Comment avait-elle pu, avec son ensemble hors de pris et ses ongles parfaitement manucurés, atterrir dans ce trou perdu ? D’ailleurs elle trépignait littéralement sur place, inquiète…Ce qui demeurait compréhensible. Des touristes, il y en avait en Argentine, mais aux dernières nouvelles, ceux-ci ne finissaient pas dans les quartiers pauvres de la capitale…
« Ooooh, vous parlez anglais ? » s’enquit aussitôt la femme en la voyant apparaître.
Le ton semblait plutôt désespéré et elle avait un fort accent que Louise n’identifia pas. La mécanicienne se contenta de hocher la tête. Pas étonnant que son patron l’ai envoyée ici. C’était la seule employée du garage qui se débrouillait avec la langue de Shakespeare.
« J’ai absolument…besoin d’aide ! » continua la cliente qui semblait au bord de la crise de nerfs. « Ma… J’ai marché jusqu’ici… Ma voiture est en panne…Et je…Et je l’ai laissée…Et je… ! »
Misère ! Elle n’allait pas leur faire une attaque ici quand même ? La jeune mutante décida de prendre les choses en main. D’abord tranquilliser la femme puis tenter de saisir l’essentiel de son cafouillage incompréhensible…Et dans un ordre chronologique de préférence.
Elle leva les mains en signe d’apaisement.
« Du calme. Je vais vous aider. Si vous commenciez par me raconter ce qui vous est arrivé ? »
Son ton rassurant sembla avoir de l’effet sur la femme qui s’interrompit et se concentra, comme pour remettre en place ses idées.
« Eh bien, j’étais au volant de ma voiture sur une de ces petites routes aux extérieurs de la ville…Et…Oh, elles sont tellement mauvaises…Et puis soudain j’ai entendu un bruit, une sorte de craquement…Et la voiture s’est subitement arrêtée ! Impossible de repartir….Je suis venue jusqu’ici en marchant… »
La dernière phrase était dite avec un regard triste en direction de ses pieds. Louise eut mal pour elle et ne put s’empêcher de ressentir une certaine admiration teintée de sarcasme. Marcher avec de telles chaussures dans la nature, c’était tout un exploit !
« Vous n’avez pas essayé d’appeler une dépanneuse ? »
« Je ne connais pas le numéro ici et je ne parle pas espagnol…Vous êtes le premier garage que j’ai trouvé… »
Ah oui, évidement…
« Et puis c’est peut-être un problème tout bête… » ajouta la femme avec un petit sourire d’excuse. « Genre un faux contact, vous savez ? »
Apparemment, la touriste reprenait du poil de la bête, maintenant qu’elle avait trouvé un être charitable pour l’aider.
« Ok. Et vous l’avez laissé où ? »
« Après ce petit village…Là où il y a cette si jolie chapelle… »
Louise se mordit les lèvres…Comme explications, est-ce qu’on pouvait faire pire ? Des petits villages avec des chapelles, ce n’était pas ce qui manquait dans les environs de la ville. Elle se retint de suggérer à la femme de retourner à cette si jolie église et en profiter pour demander l’aide divine, qui à cet instant, avait tout pour être d’un plus grand secours que le sien…
« Hum…Vous pourriez pas être plus précise ? »
« Heu…Il y avait une longue rue qui bordait le village…Ah et puis une fontaine avec une statue qui représentait un couple qui dansait le tango… »
Heureusement pour la touriste en perdition, Louise connaissait bien les alentours de la capitale pour les avoir parcourus de long en large. Et maintenant, elle avait une petite idée de là où la femme était tombée en rade. Effectivement, ca faisait une sacrée trotte…
Son interlocutrice la regardait maintenant, avec un regard implorant, un mélange entre des yeux de chien battus et celui d’un être rempli d’espoir, qui faisait soupçonner Louise que dans son genre, la femme était la reine des manipulatrices. Et qu’elle avait délibérément rajouté une couche et exagéré la situation pour recevoir une aide immédiate. L’envie de la faire patienter ou de la rembarrer plutôt que lui porter assistance la prit soudain.
Mais bon…Avait-elle vraiment le choix ?
Elle colla sur son visage son plus beau sourire hypocrite et continua, avec un petit geste désinvolte de la main.
« Bon…Vous inquiétez pas, je vais vous accompagner. »
« Oh merci, parce que c’est drôlement loin. »
« Rassurez-vous, on va pas y aller à pied. »
Et elles allaient même partir sur le champ. La mécanicienne ne tenait vraiment pas à passer l’après-midi sur cette affaire, avec la quantité de boulot qui l’attendait. Elle laissa une note pour son chef, avisant de son absence puis fit le tour du comptoir pour rejoindre la femme.
« Allons-y, on va prendre la voiture du garage. »
La femme la regarda d’un air perdu.
« Mais…Heu…Comment vous allez ramener la voiture ? »
« Pour l’instant, on va juste voir si je peux m’en occuper sur place. »
« Et si vous n’y arrivez pas.? »
« Dans ce cas-là, on rentre et on appelle une dépanneuse... »
De nouveau, la cliente reprenait son rôle de pauvre touriste en détresse. Cela fit rire Louise qui ajouta, en souriant.
« Pas de panique, je contrôle la situation ! »