Un flingue sous le comptoir... (Origami) Terminé

Il était presque minuit, et l'ambiance battait son plein. Plusieurs dizaines de jeunes gens se trémoussaient sur la piste au son d'une musique techno au rythme rapide, éclairés par des lumières stroboscopiques multicolores.

https://www.youtube.com/watch?v=4i2ck2Lnq2I

Mei s'affairait derrière le bar depuis déjà une heure. à cet instant, elle secouait un shaker rempli de glaçons et de diverses substances alcoolisées. Elle le lançait en l'air, le faisait tourner, jonglait avec, faisait toutes sortes de figures qui impressionnaient les clients. S'ils savaient qu'elle avait appris à jongler comme ça avec des grenades dégoupillées...
Elle acheva son petit numéro en versant le liquide bleu contenu dans un verre à la forme fantaisiste. Puis elle sortit d'un carton un cyalume. Elle tordit le petit tube fluorescent pour l'allumer et le mit dans le verre en guise d'agitateur.

"Un cyalume !" annonça-t-elle en tendant le verre au client avec un sourire.

Puis elle contempla la salle d'un oeil critique. Jadis elle aurait adoré l'ambiance, mais elle ne s'en souvenait pas. Son amnésie lui avait fait perdre goût à à peu près tout ce qu'elle aimait. Elle ne pensait qu'à sa mission, à sa couverture. Son sourire et sa bonne humeur étaient faux. Elle entendait la musique sans l'écouter, sans y prendre le moindre plaisir. Tout ce qu'elle voyait en regardant l'intérieur de la discothèque c'était l'aspect tactique, ce qu'elle devrait faire en cas de fusillade, où étaient les bonnes cachettes, et les sorties...
Mais bien sûr, ce travail de barmaid au Night était plus qu'une simple couverture, c'était un bon moyen pour entendre ce qui se disait. C'est ainsi qu'elle fit ce qu'elle avait de mieux à faire pour le moment : tendre l'oreille.

Izumi était élégamment vêtue d’une robe de soirée courte en soie vert émeraude, s’arrêtant au genou. Pour ne pas trop se grandir, mais galber un peu sa jambe, elle chaussait des bottines à petits talons plats de la même couleur que sa robe. Elle avait pris soin d’arborer un maquillage léger afin de ne pas trop attirer l’attention. Ses cheveux noirs en carré plongeant plus lisses que jamais. L’objectif de cette soirée était tout d’abord de prendre du bon temps ; et puis aussi, il faut l’avouer, pour tenter de sociabiliser avec un homme sans dégainer sa misanthropie primaire. Izumi ne comptait plus les jours à partir desquels elle n’avait plus eu de relation sérieuse avec quelqu’un, y compris amicale. Beaucoup d’employés de l’entreprise se rendaient au Night pour se détendre en fin de semaine. Elle ne craignait pas d’y croiser des visages familiers mais l’idée qu’il lui faille établir des relations plus intimes avec eux la rebutait fortement. Il faut dire que le poids de ses responsabilités lui pesait beaucoup, d’autant plu si on y ajoute son double-jeu constant. Elle avait donc une appréhension naturelle à force de prudence, méfiance et secret. Confier ses ressentis à quelqu’un ? La jeune femme en avait oublié la définition. Elle vivait en recluse, et de temps en temps s’habillait d’un masque à peine sympathique. Ce type d’existence ne posait pas vraiment de problème à Izumi. Elle s’y confortait, et puis ça l’aidait à toujours garder en tête sa mission. Elle ne devait pas risquer de se noyer dans les méandres putrides que la mégalomanie du Grand Patron suggérait au vu des directives opportunistes et cruelles qu’il lui transmettait.

Izumi déploya autant de grâce que sa nature froide et acerbe le lui permettait lorsqu’elle descendit de sa berline noire devant l’entrée du Night. Elle fit signe au chauffeur de s’éloigner. Elle longea la file d’attente à l’entrée de la boîte de nuit d’un air hautain. Lorsqu’elle fut arrivée au niveau des colosses qui faisaient office de videurs de club, elle sortit de son sac à main sa « carte », sur laquelle était clairement signifiée son appartenance à l’entreprise Olympe Corporation©. Les deux montagnes de muscles qui s’érigeaient tels les pylônes soutenant la toiture du bâtiment s’écartèrent alors pour lui céder le passage. La jeune femme pénétra donc dans le Night. L’ambiance était à la fête, cette-dernière allait d’ailleurs bientôt atteindre son paroxysme pour cette nuit car il était déjà presque minuit. Izumi eut tout de suite le réflexe d’éviter les bousculades venant de gens maladroits et imbibés d’alcool qui pullulaient sur la piste de danse et dans ses alentours. Elle s’approcha du bar et s’assit sur un tabouret haut, juxtaposant un poivrot qui venait de rattraper avec enthousiasme un cocktail confectionné par la barmaid du club, enthousiaste en effet au vu des lueurs d’étincelles qui jadis inexistantes venaient de briller de mille feux dans les yeux du pauvre alcoolique. Un « Cyalume » d’après ce que celle-ci venait de crier. Cette jeune femme était d’origine asiatique il semblait bien, malgré que la pénombre dans laquelle le lieu était noyé eut rendu difficile une bonne distinction des traits du visage de l’intéressée. Affairée et très concentrée, la jeune barmaid ne semblait pas l’avoir remarquée. Dynamique comme le suggérait ses cheveux courts et son corps athlétique, mais sollicitée de toutes parts, elle n’en demeurait tout de même pas plus désemparée, en toute conscience professionnelle.

« C’est le genre de personne qui n’a pas froid aux yeux, une tête brûlée, ou bien quelqu’un qui a déjà eu l’occasion de sentir l’odeur de la poudre d’un calibre », songea Origami, qui commença à fouiller dans son sac pour trouver son porte-monnaie. Elle voulait s’offrir un petit rafraîchissement et s’imprégner de cet environnement oisif. La jeune femme appela la barmaid pour commander boire.

« Par ici, s’il vous plaît », tenta-t-elle de s’écrier d’une voix qui n’avait manifestement pas l’habitude de s’élever en termes de puissance sonore.

« Par ici, s’il vous plaît », entendit Mei au milieu du tumulte.

Une jeune femme typée asiatique s'était assise au comptoir et levait le bras pour l'appeller. La barmaid s'approcha donc pour voir ce qu'il en était. La cliente était d'allure très élégante, ce n'était sans doute pas de la même classe sociale que les autres jeunes gens présents ce soir. Bien coiffée, bien habillée et pas laide. Et puis elle avait l'avantage d'être asiatique. On se sentait toujours plus en confiance face à quelqu'un de la même ethnie, c'était psychologique, et la jeune espionne n'échappait pas à la règle. En fait, cette cliente était bien le genre de femme qui aurait attiré Mei avant que son accident n'en fasse un robot lobotomisé. De toutes façons elle n'était pas payée pour révasser, que ce soit par le patron de la boîte de nuit ou par le gouvernement chinois. Elle se plaça donc devant la cliente, son torchon sur l'épaule, son plus beau sourire sur les lèvres, bien placée dans son rôle de barmaid enjouée et fit honneur à sa couverture.

"Bonsoir ! Qu'est-ce que je vous sers ?"

Izumi vit une jeune asiatique répondre à sa requête. Elle s’approcha de là où était elle était assise, et, de l’autre côté du comptoir elle prit sa commande un magnifique sourire aux lèvres. La jeune barmaid avait un visage pâle rehaussé de deux pommettes saillantes et des yeux très bridés. Pour des occidentaux il n’est pas aisé de faire la différence entre une japonaise et une coréenne, ou une chinoise. Pour Izumi en revanche la tâche était beaucoup plus simple car, habituée à ces populations, elle a un sens de l’observation plus aigu en ce qui concerne les différences de traits entre populations asiatiques. Elle pouvait donc être en mesure d’affirmer que cette jeune barmaid venait de Chine.

« Un petit scotch je vous prie », annonça-t-elle à la barmaid en lui tendant un billet de 5 dollars. Izumi demeurait piquée par la curiosité à propos de cette jeune femme qui lui faisait face. Il faut avoir de bonnes relations pour travailler au Night, la boite de nuit n’engage que des personnes de confiance, et courageuses pour supporter la gérante complètement frappée du club. Izumi savait bien que de toutes manières, le personnel du bar n’avait pas de contact direct avec la gérante, mais valait mieux ne se créer d’ennuis en ce lieu malsain où même la drogue circulait entre les mains des clients de manière outrageuse. Les autorités fermaient les yeux, et tout le monde s’en portait bien. Izumi, au milieu de cette décadence, ressentait tout de même une certaine gêne, elle, qui n’avait pas les mains vierges de tout crime ! La jeune femme décida d’en savoir un peu plus sur la jeune chinoise, après tout, « que pouvait-elle savoir à propos du lieu où elle avait mis les pieds avec un tel aplomb ? », se demanda Izumi.

« Ca fait longtemps que vous travaillez ici ? Je ne me souviens pas de vous avoir vu ici auparavant… » l’interrogea Izumi en esquissant un sourire.

La jeune femme commanda un scotch. Pourquoi un scotch tout simple au lieu d'un cocktail bien élaboré ? Mei l'ignorait et s'en foutait royalement, bien qu'elle sentit d'une vraie barmaid en serait un peu charginée. En se déhanchant un peu au son de la musique, elle attrappa donc un verre et une bouteille se scotch de 12 ans d'âge et servit la cliente.

« Ca fait longtemps que vous travaillez ici ? Je ne me souviens pas de vous avoir vu ici auparavant… »

à cette question, Mei fit un sourire joyeux.

"Je suis nouvelle, on m'a engagée la semaine dernière."

Elle prit le billet de cinq dollars et rendit sa monnaie à la cliente, en rendant volontairement deux cents en trop. On se méfiait moins d'une grande duduche un peu tête-en-l'air.

"Je suis née dans le Kansas, et j'ai décidé de venir m'installer en ville. J'ai eu de la chance de trouver un travail ici. Mais je dois vous avouer que j'ai été tuyautée par un ami."

Comment lui dire qu'en fait, cet "ami" était un ponte des triades chinoises, sympathisant du gouvernement, qui avait "convaincu" la patronne de l'engager.

La jeune serveuse servit Origami tout en dandinant sensuellement du bassin au rythme effréné de la musique résonnant dans toute la boite. Elle lui rendit sa monnaie. « Deux centimes de trop », nota la jeune femme. Avant de réagir elle fut tout se suite distraite par son voisin de comptoir qui venait « rendre » ses précédents breuvages sur le bar. Elle eut un mouvement de recul et fit une grimace de dégoût très prononcée. Ce type de fluides humains la répugne au plus haut point. Elle eut alors de la compassion pour la jeune barmaid qui allait devoir prendre une éponge et nettoyer ce dégueulis immonde. S’en était désormais trop pour elle. Izumi décida alors de partir afin de ne plus se sentir importunée. Elle ne danserait pas ce soir.

« Je ne sais pas si vous avez de la chance de travailler ici, mais je vous en souhaite en tout cas. Prenez garde à ne pas trop vous mêlez des affaires internes de ce lieu. Des gens peu commodes travaillent ici, l’excès de zèle n’est sûrement pas une qualité judicieuse par ici », dit-elle à la jeune barmaid tout en entrecoupant ses conseils de gorgées de scotch. Origami ne savait pas vraiment pourquoi elle avait mise en garde cette jeune femme de la sorte. Elle n’avait pas de compte à lui rendre et surtout, elle venait de se mettre elle-même en grand danger. « Pourvu que personne ne m’aie entendue » songea-t-elle tout-à-coup envahie d’inquiétude. « Excusez-moi », dit-elle confuse, et tout en rougissant, elle posa son verre sur le comptoir du bar et se retourna pour partir sans même jeter un dernier regard en direction de la serveuse. Izumi ne savait pas trop pourquoi elle avait fait ça, d’où venait ce soudain élan de compassion, ou plutôt d’affection ? Elle n’en avait pas la réponse, mais ce qui était sûr, c’est que cette jeune femme l’avait fortement perturbée, et cela l’intriguait…