Tournoi : Djinn contre Bourre Pif, un combat raffiné

---La viande est caoutchouteuse. Je soupçonne le barman de m'en avoir servi une tranche particulièrement vieille. Mauvais caractère : il n'a pas dû apprécier que je raconte à mon voisin que sa bière était couplée avec de l'eau. L'être raffiné que je suis supporte cet affront sans broncher. Je mâchouille mon plastique pensivement. Je cligne des yeux en observant des mutants de seconde zone qui s'affrontent en ce moment même. J'ai vu un peu plus tôt la joyeuse boucherie orchestrée par Pinnochio. Je ne sais pas si le plus à plaindre est le perdant ou l'équipe de nettoyage. Si j'étais n'importe quel autre combattant, j'aurais toutes les raisons d'avoir peur. Mais j'ai l'infini privilège d'être moi, ce qui est déjà beaucoup. Je ne risque réellement pas grand-chose dans cette arène, et même si je tombais contre le colosse de métal (a priori, c'est de l'acier, néanmoins, il a l'air costaud) je n'aurais au pire que quelques jours d'infirmité. Du moins, si l'on excepte la honte, qui est pourtant un facteur à prendre en compte. Une vieille musique de Western résonne dans ma tête, en total opposition avec celle que je capte. John Wayne et Ronald Reagan se donnent la main et tournent joyeusement dans un saloon aux allures d’égout. L'air sent l'alcool, les chopes sentent l'alcool, le comptoir sent l'alcool, les tables sentent l'alcool, les murs sentent l'alcool, la photo accrochée de Billy the Kid sent l'alcool, ça, ça ne nécessite pas beaucoup d'imagination. Il ne manquerait plus qu'un indien arrive et empale deux fois un cow-boy avant de le couper en d...

----DJINN CONTRE BOURRE PIF ! »

---J'essaie de me gratter la tête, perplexe face à cet appel grossier venu de la salle voisine, avant de me souvenir que je porte un chapeau. Techniquement, ça ne fait pour moi strictement aucune différence, puisque je suis autant le couvre-chef que la pale figure qui le porte. L'effet théâtral est quand même plus discutable pour les tiers qui me jettent maintenant des coups d’œil interrogatifs, se demandant s'ils se trompaient quand ils pensaient que j'étais le combattant mentionné. Le soucis, c'est que je me pose la même question. Est-il donc possible qu'un impertinent ait honteusement plagié mon pseudonyme personnel ? Je me suis en effet inscris il y a quelques jours, pour faire bonne mesure, et plaisir à mon très estimé ami Terminator. Depuis, pas de nouvelles... A moins que ce ne soit cette toute jeune serveuse, en qui je me suis transformé, mais pauvre de tout vêtements, qui devait me les apporter. C'est qu'après qu'elle ait fondue en pleurs, elle était vraiment difficile à comprendre. Qu'importe, même si j'ai actuellement plus d'inspiration pour danser la country que pour faire s'envoler des intestins, je ne vais pas me laisser aller à l'abandon. Je me rends là où je devrais -je suppose- être, en tentant de faire trembler un peu le sol, sans succès. Bourre Pif, voilà qui augure beaucoup de subtilité.

----Excusez moi, j'étais aux toilettes. » Je déclare sans dynamisme excessif à l'annonceur, paroles qui vont impunément jusqu'aux premiers rangs de la foule, où elles déclenchent quelques rires gras.

---Les incultes ne peuvent comprendre le véritable sarcasme de ces mots en ne connaissant pas mon absence de fréquentation de la pièce mentionnée depuis plus de deux dizaines d'années. Je détaille mon adversaire. Contrairement à ce à quoi je m'attendais, ce n'est pas une montagne de muscles, il n'est même pas plus grand que ma forme actuelle, et à peine plus massif. Il ressemble à un voyou blanc habillé d'une tunique écarlate de mauvais goût et qui aurait fait un peu de musculation pour épater les filles, en fait. J'entre dans la cage en tant que Comte De Falkenstein et je passe le temps en attendant le top départ. Je résume :

----Alors, le petit chaperon rouge vient voir sa mère-grand, mais il se trompe et rencontre le grand vilain méchant loup, c'est ça ?
----Va chier.
----Ça je viens de le faire. »

---Je profite des quelques secondes qu'il me reste pour retrouver la forme qui, extérieurement, ressemble à une pâtée gigotante. Je lui ai donné un gros indice, qu'il n'a peut-être pas relevé, mais quand l'ordre de commencer le combat est sonné, Bourre Pif a devant lui un gros Canis lycaon de deux mètres au garrot, à l'air belliqueux, un faux filet de bave lui coulant des babines. Un large trait bleu lui surligne les yeux ; les combattants grognent à l'unisson. Ils se lancent tout deux l'un contre l'autre.

----C'est poétique, Bourre Pif. » Ai-je le temps de lâcher entre deux jappements pas tout à fait commodes.

---L'extraordinaire force de propulsion de l'opposant canin aurait dû lui assurer un avantage certain lors de cet exercice, atteignant en un laps de temps si court les 80km/h. Pourtant, avec surprise, je constate que l'humain doit en être à la même allure, puisque le choc frontal se déroule à une distance à peu près égale de nos points de départ. Je bondis pour être certain d'utiliser mes énormes pattes, puis 240 kilos de loup entre en contact avec près de trois fois moins d'homme. Les deux parties frémissent, puis le canidé retombe lourdement sur son adversaire, tentant de le plaquer au sol sous son poids tout en lacérant proprement ses épaules et son torse. Le bougre a beau être agile et parer les colossales griffes qui s'abattent sur lui, les protections de ses bras s'épuisent rapidement face à leur tranchant, et le premier sang apparaît. Ses jambes sont immobilisées par l'effort, bien que l'envie de me donner un bon coup de genou ne doit pas lui être étrangère. J'ai la cruelle impression de ne pas jouer à arme égale avec ce type.

----C'est du Cowper ? Du Keats ? Ah non, du Wilmo... »

---Bourre Pif parvient finalement à l'exploit de me repousser. Il tente de continuer dans son avantage en me retournant sur le dos, mais une fois l'animal debout, un violent claquement de mâchoire lui emporte une belle portion de son oreille (vu la taille de la gueule, j'aurais tout aussi bien pu lui engloutir le reste s'il ne s'était dérobé), le faisant relâcher sa prise et reculer dans un grondement, sous les 'oOoh' d'un public qui commence à s'échauffer.

---Il se tient le côté de la tête, fulminant. Je pourrais à tout moment lui sauter dessus à nouveau, et en finir avec ce combat. Malgré qu'il soit franchement robuste, je demeure possesseur d'un important avantage physique. N'aurait-il eut qu'un simple couteau que la partie aurait été plus égale. Mais son pseudonyme ne le permet pas vraiment, tant pis pour lui. Je m'apprête à l’assommer d'une bonne frappe crânienne bien placée, quand je le vois qui se retourne et pousse la lourde grille d'une seule main. Si pour une fois je ne sais pas trop quoi dire, ce n'est pas le cas des spectateurs dépités qui le huent déjà. Je suis assez déçu : j'avais encore une bonne réserve de blagues sur les catcheurs, les coups de poings, les contes de Perrault et les poètes poussiéreux.

----Ynefalaitpatroenattendredunbonhommeenjustaucorps. » Je m'excuse.

---Nicolas de Falkenstein a refait son apparition et recrache le morceau d'oreille qu'il tient entre ses dents bien moins imposantes que celles du loup. Il fait quelques mouvements symboliques de ses mains gantées, quelques galanteries sur la virilité du perdant, quelques inclinaisons de sourcils cocasses, puis s'en retourne de là où il est venu, évitant une foule assez insatisfaite par l'absence de K.O.