Paranoïd Androïd [Pv Ashe Lovelace]

Il était plutôt rare d'entendre des pas dans le couloir, étant donné que l'appartement d'Ashe était le seul de l'étage à être habité. En général, quand quelqu'un venait, c'était soit pour être peinard, et alors il ne se passait pas grand chose de plus que d'habitude, soit pour elle. La jeune peintre lovée dans la pénombre dorée des halogènes, en train de feuilleter un dictionnaire des symboles pour une obscure raison semi-professionnelle, releva légèrement les yeux de l'ouvrage et, les doigts figés sur un feuillet en suspens, elle écouta l'individu se rapprocher à grands pas précipités.

Les coups donnés à sa porte lui firent froncer les sourcils d'un air méfiant.

C'est quoi c'bordel... ?

Elle tendit l'oreille, les coups reprirent de plus belle, toujours aussi forts.
Ashe attrapa une feuille de papier déchirée, y dessina un cran d'arrêt et le matérialisa en très peu de temps. Elle en fut étonnée un très bref instant, se souvenant que dans des cas similaires survenus dans le passé, elle avait eu bien plus de mal à se concentrer sur sa tâche. Étrangement, elle sentait que ce changement, cette nouvelle force, ne pouvait être due qu'à une seule personne. Et cette pensée la mit en confiance.

Elle se leva du canapé, et alla ouvrir, planquant au passage le couteau dans sa poche et la feuille de papier en la laissant tomber derrière un meuble.

" Ouais, ouais, j'arrive! "

La chaîne de sécurité toujours engagée, elle entrebâilla la porte et regarda trop haut, si bien qu'elle ne vit rien avant que son regard ne capte un éclair flamboyant un peu en deçà. Elle baissa alors la tête et eut un léger rictus de stupeur en avisant quelle espèce de demi-portion causait un tel boucan. Cela dit ce n'était pas la seule cause de son expression. N'importe qui aurait préféré ne pas se trouver être le centre d'attention de ce gnome à l'air d'épouvantail en plein trip sous LSD.

" Euh... salut... ? " fit-elle de mauvaise grâce.

Plus la demi-portion du couloir déployait son laïus, plus Ashe la regardait avec un air suspicieux. Non seulement elle avait l'air aussi clean que Janis Joplin sur ses vieux jours, mais en plus elle fréquentait manifestement du beau monde...
Joe Belles-Burnes, aussi loin que la tatoueuse se souvienne, c'était ce type qui était venu se faire gribouiller chez elle un motif choisi au pif uniquement pour entrer chez elle et essayer de se la taper. Autant dire que l'anglaise n'y était pas allée de main morte avec lui... Elle avait fait son travail consciencieusement, certes, mais avait pris soin de customiser le monsieur à sa manière.

C'est à dire, en prenant son temps et en piquant là où ça faisait bien mal - il n'avait pas d'endroit de prédilection pour son tatouage, elle l'avait donc martyrisé dans l'intérieur de la cuisse (chose qui l'avait d'abord appâté), pendant plus de quatre heures, en dessinant une hyène baveuse avec des attributs masculins hypertrophiés à l'apogée du ridicule.
Elle était ensuite passée à ses fesses, où elle avait magnifiquement calligraphié un J et un E en y passant le plus de temps possible : deux œuvres d'art à but particulièrement ironique et grotesque, puisque le tout n'avait de sens que si l'on y impliquait son centre névralgique (également celui du client, selon l'insulte qui y était masquée), à savoir son anus, signifiant alors J-O-E le Trou du Cul ou l'En... - tout le monde a saisi la subtilité.

Une belle histoire que celle de ce dealer à la sauvette qui avait au moins eu le mérite de lui cracher toute la thune qu'il avait amassée en trois mois pour un total de sept longues heures de souffrances n'ayant abouti à rien de ce qu'il avait initialement souhaité.
Ashe se demandait comment il avait pu envoyer cette fille chez elle...
Mais après tout, sa bêtise allait jusqu'à lui avoir permis d'être satisfait de ses marques encrées, lui ne voyant rien de leur symbolique plus ou moins fine. Il les trouvais juste classes : la première flattant comme un miroir ce qu'il croyait être la réalité de sa morphologie, la seconde étant complètement obscure pour lui mais quand même classe, lui procurant des fantasmes qu'il s'était certainement empressé d'aller divulguer autour de lui... Quelque chose de l'ordre de : " Eh les mecs, j'me suis fait tatouer par une gonzesse, elle était trop chaude! " et les mensonges qui s'en étaient certainement suivis.

Finalement, "Ass la tatoueuse", ça n'avait plus rien d'étonnant à la lumière de ce merveilleux souvenir... Si cette hippie était pote (ou pire) avec la raclure de bidet dont Ashe venait de se remémorer le portrait, rien de particulièrement étonnant non plus à son attitude, ni à son discours. En fin de compte, c'étaient les mêmes.

Cela dit, elle qui ne touchait pas régulièrement à la drogue (ça avait dû lui arriver trois ou quatre fois en six ans de prendre une taffe de cannabis, peut-être un cachet d'ecstasy en soirée dans un club douteux), elle prenait assez mal l'idée qu'on la compare à une junkie en plein trip.
C'était quoi, la couleur de ses yeux un peu trop clairs qui leur donnait parfois un aspect fiévreux? Sa maigreur? Elle n'y pouvait rien. Son style vestimentaire était carrément passe-partout comparé à celui de cette espèce de perruche, et la couleur atypique de ses cheveux ne concurrençait pas les immondes lunettes qui blessaient sa vue à cet instant précis. Elle aurait aimé voir sa vis-à-vis sans elles, peut-être celle-ci aurait-elle eu un air moins idiot.

Passablement énervée par l'attitude grossière de l'épouvantail vivant, Ashe, pour une raison métaphysique impossible à déterminer, garda pourtant une amabilité certaine envers lui, au moment où l'écrasante majorité des autres habitants du quartier (sans parler des personnes extérieures qu'elle avait l'heur de connaître) lui auraient flanqué la porte au nez sans autre forme de procès. Sauf, peut-être, une bonne beigne qu'elle s'abstiendrait de lui mettre.

" Bon écoute, euh, j'suis parfaitement claire, j'te remercie, maintenant si tu cherches une pute ou quoi, tu seras mieux servie où c'est fait pour; j'imagine qu'y en a des pas chères. Je sais pas c'que Joe a pu te dire mais j'fais pas dans ce type de business. Je suis tatoueuse.
Alors à moins que tu viennes pour te payer un dessin sur ton petit cul qui, j'en suis certaine, en ravirait plus d'un dans le coin, ça va pas être possible et j'vais devoir te demander de foutre le camp. "

Tout bien réfléchi, c'était peut-être un peu expéditif comme réponse. Un léger rictus traversa le visage de la jeune femme à cette pensée et elle ajouta une dernière chose, sur un ton moins abrupt.

" Cela dit, si t'as juste une façon un peu particulière de me demander un tatouage, on peut toujours s'entendre... "

L'agressivité qu'affichaient les traits de la jeune peintre ne valait pas mieux que sa porte close. Pourtant, le simple fait que sa vis-à-vis se débarrasse de ses affreuses lunettes changea tout.
Dans les yeux diaphanes d'Ashe s'embrasa une lueur à la fois flatteuse et un peu inquiétante. Ces deux gemmes, d'un vert limpide et soyeux, éclipsaient presque par leur éclat la pâleur candide du visage enfantin qu'encadraient les flammes de la chevelure de la jeune femme.
Dans l'esprit d'Ashe, l'artiste voulait déjà prendre le pas sur l'être humain. Elle entrouvrit la bouche comme pour parler, ou n'était-ce que pour exprimer sa surprise et son émerveillement - quoi qu'il en soit, son élan fut radicalement brisé par le flot de paroles que la rouquine déversa.

" Mais... mais... t'es plus grave que Vortex défoncé à la coke toi !! Quand est-ce que j'ai parlé de... ca ? Je ne veux pas te vexer mais... tu me branches pas... du tout... c'est pas qu't'es moche... loin de là... j'aime les filles barrées comme moi... mais... heu... non quoi.
Et je ne veux pas me faire tatouer le cul !! 'Tain ?? Sérieux j'ai vraiment l'air si débile que ca ?? "

La jeune peintre se renfrogna. Dommage, elle aurait dit amen à n'importe quelle demande (ou presque) de la rouquine juste avant que celle-ci n'ouvre la bouche pour cracher tout ça. L'envie furieuse de répondre par l'affirmative piquait les lèvres de la tatoueuse mais le charme, qui traînait encore son effet pervers, l'empêchait de le faire. Elle laissa donc la naine poursuivre, et écouta sa défense.

" Je... je viens vraiment pour un tatouage... Je peux payer... Pardon si j'ai l'air zarbi, c'est pas d'ma faute, j'ai du mal avec les gens et en plus ben... heu... je suis un peu en froid avec les autorités... C'est pour ça ces vêtements à la noix... Ma demande est spéciale, fais moi rentrer... 'Peux pas parler de ca dehors... C'est un peu dangereux de sortir en ce moment. "

Ashe leva un sourcil avec circonspection.
Ce ne serait pas la première fois qu'elle laissait entrer des gens "en froid avec les autorités", quelques jours avant déjà, elle avait gribouillé la peau blafarde d'une ex-SS, et la plupart de ses clients avaient eu des soucis avec la loi, ou alors ça leur pendait au nez.
Mais tous avaient à peu près la gueule de l'emploi, même l'étrange "Liza Krüger". La petite rousse n'en avait même pas l'air de près comme de loin. Et c'était plutôt de ce genre de personnes que l'anglaise se méfiait.

Mais elle doutait quand même d'avoir quoi que ce soit à craindre. Elle n'avait quasiment pas une thune, tout le monde dans le coin était au courant. Elle "sortait" avec un prof de l'Institut Xavier, certes, mais ça, à part des espions de haut vol et en particulier de la Confrérie, ou des élèves du dit Institut dont elle ne voyait pas pourquoi elle aurait peur, elle ne voyait pas qui pouvait le savoir. Et ceux qui en voulaient vraiment à Daniel s'y seraient pris autrement, ce n'était quand même pas n'importe qui...

L'idée que ce modèle réduit de délinquante soit là pour lui faire du mal lui paraissait assez absurde. D'autant plus qu'il pouvait s'agir de délits tout cons, des vols, du deal, des dégradations, ce genre de conneries dont Ashe ne voyait pas trop l'intérêt d'y appliquer une détention.

Elle soupira.

" Ouais, bon. "

Elle referma la porte, enleva la chaîne de sécurité, et rouvrit.

" Entre. " fit-elle simplement, s'effaçant un peu pour laisser le passage libre.

Une fois la demoiselle entrée, elle referma à clé et remit en place la chaîne. Si l'autre se mettait à péter un câble, elle aurait du mal à s'en tirer en fuyant par la porte, mais il fallait avouer qu'elle n'avait pas peur de ce qui pourrait se passer. S'il fallait qu'elle ait les chtouilles à chaque fois qu'une nouvelle tête se pointait, sa vie serait un enfer depuis longtemps déjà.

" Tu sais quel endroit tu veux utiliser? Une idée de dessin? T'façon tu dois savoir qu'on en discute avant et qu'on se revoit plus tard autant de fois qu'il faut avant de passer à l'encrage... "

C'était une méthode de dissuasion utilisée par la plupart des gens du métier pour éviter que les clients aient de mauvaises surprises et ne se fassent tatouer sur un coup de tête. Jusque là seule sa cliente allemande avait assuré vouloir être tatouée dès le premier rendez-vous, Ashe n'aimait pas trop ça, elle préférait mûrir le motif. Mais à vrai dire, c'était la réaction du client à la fin qui importait.