Tatouage...ou pas (Ashe)

Les lèvres de l'Anglaise affectèrent une moue gênée par la tournure qu'avait finalement pris le dialogue entre Gretchen et Daniel. Elle avait horreur des conflits, raison pour laquelle elle mettait toujours un point d'honneur à ne pas les soulever, tâchant de rester neutre et flegmatique à défaut d'être véritablement agréable.
Mais Hopes était Hopes, après tout, elle ne le connaissait pas autrement que franc dans ses propos et n'admettant pas de compromis. De plus, ses suppositions n'étaient pas sans fondements. Ashe elle-même avait songé l'espace d'un instant qu'en rendant service à l'ex-SS, elle s'exposait peut-être par son sens du secret à d'autres requêtes dans un futur plus ou moins proche, auxquelles il aurait pu être moins aisé de répondre dans un climat amical. Par chance, la maîtresse du sang était ce qu'on pouvait appeler quelqu'un de réglo, il était donc normal, bien que regrettable, qu'elle prenne autant à cœur les paroles du professeur.

Ashe lui adressa un sourire désolé en la raccompagnant pour lui ouvrir et la saluer sur le pas de la porte.

" Je vous en prie, Madame Krüger. En dépit de tout c'est toujours un plaisir pour moi de faire mon travail et ce fut un bonheur d'avoir affaire à une si belle peau. Passez une bonne fin de journée. "

Elle suivit son énigmatique cliente du regard jusqu'à ce que la descente des escaliers ne le lui permette plus, et rentra dans l'appartement, refermant derrière elle comme à l'accoutumée.

Elle alla ensuite rejoindre Daniel en étendant ses jambes en travers du fauteuil, posant sa tête contre son épaule, sans faire le moindre commentaire sur les dernières répliques échangées. Chacun avait ses raisons de les avoir prononcées, inutile d'y revenir. Elle ne poserait sans doute pas de questions sur l'altercation qui avait valu à son compagnon de se promener avec un costume très élégant tâché de sang humain, à moins qu'il y revienne lui-même. A vrai dire, tant qu'il n'était pas blessé lui-même, elle se moquait un peu de l'autre parti, aussi peu moral que cela paraisse.

" Tu aurais pu être plus courtois, elle a fait un meilleur travail qu'une blanchisseuse " plaisanta-t-elle histoire de le détendre un peu. " Je veux bien une cigarette, si tu en as en rab. "

Ashe se servit dans le paquet de cigarettes en souriant de la maigre virilité dont dénotait ce choix de modèles édulcorés à l'arôme de vanille. En effet, les Black Devil n'avaient rien de très corsé, mais ça restait du tabac. Et puis la justification, bien qu'amusante, se tenait.

Cependant, ce qui l'amusait moins, c'était le sujet suivant.

Après avoir allumé l'extrémité du tube noir, elle leva les yeux vers Daniel avec un air un peu anxieux. L'Europe, c'était un sujet qui ne la laissait pas indifférente, car il était trop vague et elle redoutait d'en connaître les précisions.

" Je suis toujours libre pour partir avec toi, rien ne me retient nulle part sinon mon boulot et je ne prévois rien sur de si longs termes. J'aurais pas été déçue d'un séjour moins sérieux mais après tout pourquoi pas. "

Elle déglutit légèrement. De toute manière il fallait bien qu'elle obtienne quelques détails.

" Enfin, ça dépend où tu veux m'emmener. Du moment que tu ne me réponds pas Londres ou ses environs je devrais pouvoir te dire oui... "

Il n'y avait pas de secrets entre eux et particulièrement pas de ceux qui concernaient le domaine personnel. Daniel savait ce qui éloignait la jeune femme de sa ville natale : ses souvenirs, et plus encore, son père dont elle ignorait jusqu'à l'état de santé, voire même s'il était toujours vivant ou non, cloîtré presque continuellement entre quatre murs et entouré d'hommes et de femmes en blanc censés être le dernier rempart entre lui et la mort.
La culpabilité qui la rongeait continuellement de façon sous-jacente à ce propos la mettait toujours dans un état de terreur morbide, qu'elle s'évertuait à combattre du mieux qu'elle pouvait; mais elle ne parvenait pas à assumer ce qu'elle considérait toujours comme un abandon. Affronter son juge en la personne de l'aliéné qu'il était devenu lui était impossible pour l'heure.

" Non mon ange... Pas Londres à moins que tu désires y aller un jour... Rome, mais notre client est Londonien. Car c'est d'un contrat qu'il s'agit.
Notre rémunération s'élève à plus de 100 000 $, frais pris en charge. "

La réaction de la jeune femme fut celle qu'il fallait prévoir, et d'ailleurs elle ne se fit pas attendre et s'exprima assez bruyamment : elle s'étrangla avec la fumée de sa cigarette. Toussant sans avoir l'air de pouvoir se reprendre d'abord, elle jeta presque sa petite meurtrière dans le cendrier voisin histoire que celle-ci la laisse tranquille quelques secondes sans s'éparpiller partout ou faire de ravages incandescents assez malvenus sur le fauteuil de vieux cuir élimé.
Remise (partiellement) de ses émotions, Ashe se redressa lentement, fixant un point devant elle avec un air passablement contrarié, sans qu'on puisse affirmer si cela avait à voir avec ce pathétique étouffement passager ou avec les paroles de son compagnon. Une fois le point en question suffisamment accablé de sa mauvaise humeur fugace, son expression froissée fit place à une mine concentrée.

" Ahem. Soit. " lâcha-t-elle un peu sèchement, la voix encore un peu coupée.

Elle écouta ensuite les précisions données par Daniel, son visage affectant toujours le même sentiment de curiosité méfiante, sans l'interrompre.

Après quoi, elle laissa passer à son tour un silence de quelques instants, le temps de reprendre chaque élément intégré à sa réflexion.

" Je te l'ai déjà dit : j'aime descendre dans la rue, au milieu des passants, anonyme. J'aime avoir ma place sur le bitume pour y planter mes toiles et au milieu des zonards pour goûter la lie de nos rues et la recracher sur le papier. Cet argent, s'il vient, ce sera selon la plus grande probabilité pour prendre la poussière quelque part où je n'aurai pas à le payer sous prétexte d'être soudainement devenue friquée, et ce jusqu'à ce que je sois radicalement dans la merde, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. "

Elle grattait nerveusement le vernis noir de ses ongles qui commençait à s'écailler par endroits.
Si la perspective de se rendre à Rome, une ville qu'elle avait longtemps rêvé de voir, avait d'abord ramené une certaine excitation positive dans son ressenti, celle de faire son entrée parmi les protagonistes d'une histoire manifestement mouvementée (si Daniel prononçait le mot danger, ce n'était certainement pas exagéré) ne la réjouissait que moyennement, il fallait bien l'avouer.

" La proposition aurait été plus aguichante si j'avais su exactement ce qu'on attend de moi. Je ne suis pas une experte en graphologie, ni en quoi que ce soit d'ailleurs si ce n'est pour gribouiller des trucs sur des objets ou sur des gens. J'y peux rien s'ils ont pas trouvé de pigeon compétent pendant cinquante longues piges, et je ne veux pas qu'on soit mêlés à quelque chose de potentiellement dangereux si en plus je ne peux rien faire.
Mais... il y a un "mais". "

Elle releva vers le professeur ses yeux qui avaient pris une drôle de teinte aigue-marine sous ses sourcils légèrement froncés.

" Si tu es revenu à quelque chose qui date d'il y a cinquante ans - je ne sais pas si ça te concerne personnellement mais quoi qu'il en soit, tu t'y intéresses manifestement pour une toute autre raison que l'argent -, c'est que ça a une certaine importance pour toi. Ça c'est déjà une bonne raison pour moi d'accepter. En plus je peux pas avoir l'air intelligente et cracher sur la rémunération, et... "

Elle s'assombrit, et sa voix montra une tension nouvelle, peu perceptible mais bien présente.

" Si ça se trouve, ça pourrait payer le transfert de mon père dans un établissement d'ici, si c'est faisable, et je pourrais ne pas vendre la maison. Peut-être même payer quelqu'un pour l'entretenir régulièrement, une fois de temps en temps quoi... "

Son regard se baissa assez brusquement, alors que le son de sa voix semblait tu par manque de souffle. Aucune larme. Seulement la dureté de cette souffrance palpable, à couper au couteau.

La jeune fille écouta son compagnon lui détailler la situation sans l'interrompre, finalement assez peu rassurée de savoir qu'ils ne passeraient pas par l'Angleterre cette fois, mais dors et déjà déterminée, et cela se voyait clairement dans la façon dont elle le regardait. Une de ses qualités était de ne pas laisser la place à l'hésitation quand une situation demandait d'être simplement attentif et sérieux.

Le début de briefing qu'il lui livra était pour le monde intriguant. Étrangement, jamais Ashe n'avait entendu parler de ce peintre "maudit" lors de ses études. Il semblait qu'il ne s'agisse pas d'une grande célébrité, et pour cause : si cet homme était un mutant - qui plus est, puissant -, il aurait dû l'être, cependant, peindre des tragédies qui donnaient la preuve d'une clairvoyance, en finissant probablement par se réaliser, nécessitait d'être mis au silence par ceux qui savaient...
Elle se demanda combien de vies avaient été touchées par les prophéties d'Argento, en bien ou en mal, avant qu'on ne découvre son don. Combien le seraient encore à partir d'aujourd'hui s'il s'avérait que ses prédictions allaient bien loin dans son futur. Avait-il aidé des gens afin que des malheurs soient prévenus, ou ce qu'il peignait devait-il fatalement arriver un jour ou l'autre, même si on essayait d'empêcher le destin?
Elle aurait tout le temps de s'interroger sur tout cela lors de leur voyage, sans doute lui donnerait-on des précisions utiles... Pour l'instant il fallait qu'elle se focalise sur l'idée qu'elle devrait utiliser son pouvoir dans une démarche qu'elle n'avait encore jamais choisi d'entreprendre.

" Daniel... " commença-t-elle, toujours lovée contre lui.

Se redressant momentanément pour prendre le cendrier dans lequel reposait encore sa cigarette, et celle-ci dans l'autre main, elle modifia un peu sa position pour éviter tout incident dû à l'incandescence.

" Je ne me souviens plus si je te l'ai dit ou pas, mais... Il m'est impossible de donner vie aux choses qui n'ont pas été produites exclusivement par ma main. Je ne serai absolument pas en mesure de "réaliser" ce que je verrai sur ses œuvres à lui, je suis désolée. "

Elle médita encore sur cet échec partiel. Il n'y avait pas de raison qu'elle soit la seule mutante au monde à avoir ce pouvoir, sans doute d'autres l'avaient eu avant elle, d'autres encore l'auraient certainement dans le futur étant donné que la population mutante était sans cesse en expansion dans les statistiques connues de tous...
Mais elle ne voulait pas décevoir le Time Tricker et tenta de proposer une alternative qui lui paraissait faisable.

" Cela dit je ne crois généralement pas au hasard et si un homme capable d'annoncer l'avenir t'avait avoué son don, à toi, à une époque où selon moi c'était chose rarissime et certainement taboue... On n'en sait rien, mais peut-être qu'il savait qu'on se rencontrerait, que tu étais la personne à qui il fallait dévoiler cela pour qu'un jour tu trouves celle qu'il désignait. Alors peut-être que cette dernière est effectivement moi. "

Elle fit tomber la cendre avant de reprendre une bouffée de tabac.

" Ce qui signifie que dans ce cas, je vais pouvoir me remettre à l'exercice de copie... J'étais très douée à la fac, et j'ai eu la chance d'avoir un très bon prof qui m'a énormément appris en la matière. Peut-être que si j'arrivais à copier parfaitement ce qu'a fait cet homme, je pourrais donner vie à ses visions.
Peut-être même qu'au lieu de faire des copies... Il a mis dans ses tableaux des choses que je saurai voir à travers mon don, de façon à les réinsérer dans une production à moi.
Il y a tant de possibilités... C'est un travail incroyablement riche et appétissant que tu me proposes. "

Elle le regarda avec vivacité, comme si elle était sur le point de lui dire " Bon, on attend quoi? "...